Le 30 juin 1960, le Congo (RDC) devenait indépendant. Alan Brain, réalisateur du film The Rumba Kings et Manda Tchebwa, historien de la musique congolaise, ont reconstitué avec précision, archives à l’appui, le voyage en Belgique de l’orchestre African Jazz, chargé d’égayer les nuits des délégués participant aux négociations de la Table Ronde, et qui composa l’« Indépendance Cha Cha ».
La République démocratique du Congo est sans doute le seul pays au monde où l’indépendance a véritablement une signification musicale. Au-delà de l’action des leaders politiques, la plupart des Congolais associent l’indépendance à un orchestre vedette, à une chanson à succès continental et à une série de concerts triomphaux en dehors de leur patrie. Dans leur mémoire, les noms de personnalités politiques qui ont joué un rôle clé pour l’indépendance, comme Patrice Lumumba et Joseph Kasavubu, côtoient ceux de musiciens tels que Grand Kallé, Docteur Nico, Dechaud, Vicky Longomba, Brazzos, Roger Izeidi et Petit Pierre. Ces artistes sont en effet considérés comme les « pères musicaux » de l’indépendance du Congo.
Cette place d’honneur s’avère pleinement justifiée sur le plan historique. En 1960, alors que plus de 150 délégués congolais négociaient l’indépendance de leur pays à Bruxelles, l’orchestre African Jazz donna une série de concerts, à Bruxelles et dans d’autres villes européennes, conquérant les cœurs grâce aux sons suaves de la rumba congolaise. Il réussit même à composer une chanson emblématique intitulée « Indépendance Cha Cha », qui allait devenir la bande sonore de l’indépendance, non seulement au Congo, mais dans toute l’Afrique subsaharienne.
Pour saisir la portée de cette circonstance sui generis, imaginons un scénario hypothétique dans lequel ce serait le Royaume-Uni qui devait acquérir son indépendance en 1960. Supposons que, dans cette réalité parallèle, les Britanniques aient convaincu les Beatles de jouer pour leurs délégués politiques et de composer une chanson sur l’indépendance. On comprend mieux alors la signification de cet événement aux yeux des Congolais : les musiciens les plus adulés du Congo s’associèrent aux responsables politiques dans la bataille finale pour obtenir l’indépendance de leur pays.
« Les politiciens ont gagné les négociations politiques et nous, les musiciens, nous avons montré aux Européens que le Congo était déjà culturellement indépendant et que nous avions notre propre identité culturelle. »
Petit Pierre, percussionniste embarqué dans le voyage de l’African Jazz à Bruxelles.
Pendant des décennies, cette tournée de l’orchestre African Jazz en Europe fut pratiquement reléguée aux oubliettes de l’histoire. Nous en connaissions bien sûr les grandes lignes, mais la plupart des détails s’étaient perdus. Nous ignorions si l’African Jazz avait bel et bien joué au Palais des Congrès de Bruxelles, où se déroulaient les négociations politiques. Nous ne savions pas combien de concerts il avait donné en Europe. Et surtout, nous n’avions aucune idée des circonstances dans lesquelles la chanson « Indépendance Cha Cha » avait été composée et interprétée pour la première fois.
En 2020, avec l’aide de l’historienn congolais Manda Tchebwa, nous avons décidé de reconstituer, une fois pour toutes, la fabuleuse aventure européenne de l’African Jazz. En analysant les photos et les articles de journaux de l’époque, nous avons pu retracer l’histoire d’un triomphe musical qui dépasse tout ce que les Congolais imaginaient. L’orchestre donna plus de 60 concerts en Belgique, en France et aux Pays-Bas. Il se produisit dans des lieux parmi les plus exclusifs de Belgique et accéda à la célébrité en attirant partout des foules enthousiastes. Manda Tchebwa le formula en ces termes : « La victoire de l’African Jazz en Europe est une lumière au bout de la longue nuit coloniale. »
Les (autres) chevaliers de la table ronde
L’indépendance du Congo survint en 1960, après plus de sept décennies de domination belge. En janvier de cette année-là, des dizaines de politiciens congolais se rendirent à Bruxelles pour discuter des conditions de l’indépendance. Ces négociations sont restées célèbres sous le nom de « Table ronde ».
Quelques jours après le début de la Table ronde, les délégués congolais furent envahis par une profonde nostalgie de leur patrie et de sa musique. Ils prirent alors une décision inattendue qui marquerait l’histoire de leur pays : faire venir un orchestre de rumba congolaise à Bruxelles.
Lors d’un entretien avec François Ryckmans publié dans le livre « Mémoires noires », Thomas Kanza, l’un des organisateurs du voyage de l’orchestre African Jazz, explique comment tout a commencé :
« Le projet était que les Congolais qui allaient se trouver en Belgique en hiver puissent retrouver, le soir dans Bruxelles, une ambiance un peu congolaise. Il fallait quand même leur donner cette occasion ! C’était ça, l’idée. »
Les frères Thomas et Philippe Kanza, propriétaires du journal Congo, prirent en charge tous les préparatifs du voyage. Thomas demanda à son frère Philippe, qui était encore à Léopoldville, de recruter le meilleur groupe de rumba congolaise pour l’envoyer à Bruxelles. Philippe Kanza parvint à engager le noyau dur de l’African Jazz, renforcé de quelques membres de l’O.K. Jazz. L’ensemble ainsi réuni pour se rendre en Europe était composé de : Grand Kallé (chef d’orchestre et chanteur principal), Vicky Longomba (chant), Docteur Nico (guitare solo), Dechaud (guitare rythmique), Brazzos (contrebasse), Roger Izeidi (maracas) et Petit Pierre (percussions). Vicky Longomba et Brazzos étaient membres de l’orchestre O.K. Jazz, mais acceptèrent d’accompagner l’African Jazz dans cette entreprise mémorable. Comme la majorité des musiciens étaient issus de l’African Jazz et qu’ils étaient dirigés par le Grand Kallé, qui était aussi le chanteur principal, le groupe fut présenté comme une « version spéciale » de l’African Jazz.
Selon un article publié dans le quotidien Actualités africaines le 30 janvier 1960, cette formation inédite de l’African Jazz donna un concert d’adieu le 28 janvier 1960, au Lisala Bar de Léopoldville, avant de s’envoler vers Bruxelles.
Grâce à un autre article publié dans le journal Présence congolaise, nous savons que Philippe Kanza accompagna l’orchestre à l’aéroport Maya Maya, situé de l’autre côté du fleuve Congo à Brazzaville. Le 29 janvier 1960, ils montèrent dans un avion qui les conduisit à Bruxelles, avec une escale à Paris. Le Grand Kallé explique les motifs de ce voyage dans une interview accordée à Actualités africaines :
« Nous y allons pour animer, le premier février, le bal de la Table ronde. Ce premier février coïncide d’ailleurs avec l’anniversaire du journal Congo. Et c’est aux frais de l’Agence africaine de publicité que nous effectuons ce voyage en Europe. »
L’Agence africaine de publicité était une sorte d’agence de marketing et de relations publiques. Elle finança le voyage, géra les contrats du groupe et chercha des sponsors. Le Grand Kallé le confirme dans un entretien publié dans Actualités africaines le 20 février 1960 :
« L’Agence africaine de publicité nous avait promis un voyage en Europe sans que cela ne se réalise jamais. Mais voilà brusquement que son représentant à Léopoldville vint me trouver une semaine avant notre embarquement pour me dire que tout était prêt pour le voyage. L’Agence africaine de publicité est pour ainsi dire notre impresario. »
L’African Jazz arriva à Bruxelles, après une escale à Paris, le 30 janvier 1960. Si l’on tient compte du fait que la Table ronde avait débuté dix jours auparavant, le 20 janvier, il est évident que l’African Jazz n’a pas pu jouer à l’ouverture de cette rencontre. Par ailleurs, le groupe ne séjourna pas non plus à l’hôtel Plaza, où étaient descendus les délégués congolais, mais bien dans une modeste pension familiale située au 52, rue de l’Association à Bruxelles.
Indépendance Cha Cha
La première représentation officielle de l’African Jazz à Bruxelles eut lieu le 1er février au luxueux hôtel Plaza, dans le centre-ville. Un long article publié dans Actualités africaines décrit en détail cette soirée extraordinaire, annoncée comme « Le Bal Congo » ou « Le Bal de l’indépendance ». Il s’agissait d’un prestigieux gala organisé par le journal Congo pour célébrer l’indépendance congolaise tout juste acquise. L’endroit grouillait de personnalités politiques belges et congolaises, d’étudiants africains, d’ambassadeurs, de joueurs de football, de dignitaires belges et d’Africains vivant à Bruxelles. De nombreux Congolais firent aussi le déplacement de différentes régions de la Belgique pour voir se produire l’African Jazz. Même la télévision publique flamande avait envoyé une équipe pour filmer l’événement.
Vers 22 h, Philippe Kanza prononça un discours sur les obstacles rencontrés par le Congo dans sa lutte pour l’indépendance. Ensuite, son frère Thomas rappela aux invités les raisons de ce « Bal de l’indépendance » et présenta les différents musiciens de l’African Jazz, en concluant par un passionné : « Kallé, chauffez Bruxelles ! »
Immédiatement après ce cri de guerre de Kanza, le Grand Kallé et l’African Jazz se lancèrent dans l’interprétation de leur nouvelle chanson intitulée « Indépendance Cha Cha ». En quelques secondes, la piste de danse fut envahie. Les Africains et les Européens dansaient ensemble au rythme envoûtant de la rumba congolaise. Patrice Lumumba, Joseph Kasavubu et les autres membres de la délégation congolaise se réjouirent d’entendre leurs noms mentionnés dans la chanson. L’African Jazz continua à faire danser la foule enthousiaste jusqu’à 5 h du matin.
Les membres de l’African Jazz avaient du mal à croire qu’une équipe de télévision belge soit venue filmer leur concert et que de nombreux journalistes européens souhaitent les interviewer. Après des décennies de colonisation belge, cette expérience marquait une victoire historique pour la culture congolaise. Cette nuit-là, l’African Jazz fit la conquête de la Belgique par la musique.
Les meilleures sources d’information dont nous disposons sur la création de la chanson « Indépendance Cha Cha » sont les souvenirs de Thomas Kanza et des musiciens. Ils se rappellent tous que la veille de ce premier concert en Europe, Thomas Kanza s’était rendu à la pension de famille où le groupe séjournait. Il demanda au Grand Kallé de composer une chanson pour l’indépendance et lui remit un bout de papier avec les noms des politiciens congolais participant à la Table ronde. Cette nuit-là, sous la direction du Grand Kallé et avec l’aide de Thomas Kanza, le groupe travailla pratiquement jusqu’à l’aube pour terminer cette chanson légendaire.
Quand la rumba congolaise envahit la Belgique
L’African Jazz passa trois mois en Europe en suivant un programme très chargé. Tous les mardis et vendredis, de 20 h à 2 h du matin, l’orchestre se produisait pour les délégués congolais dans le bar dansant de l’hôtel Plaza. C’était l’une des principales raisons de la présence du groupe à Bruxelles, et cela témoigne du rôle essentiel joué par la danse et la musique dans la société congolaise.
« Un peuple qui ne sait pas s’amuser, un peuple qui n’a pas d’humour, est un peuple mort. »
Paul Bolya (homme politique congolais)
Tous les mercredis et dimanches, de 20 h à 2 h du matin, l’African Jazz faisait chauffer l’ambiance dans le petit mais charmant café « Le Dauphin Royal », situé rue Royale dans la commune de Schaerbeek à Bruxelles. Les Congolais y affluaient en masse pour assister à chaque représentation. « Le Dauphin Royal » était l’endroit où les membres de l’African Jazz se sentaient le plus chez eux. À tel point qu’un soir, le Grand Kallé et le Docteur Nico interprétèrent une chanson traditionnelle congolaise en l’honneur d’un de leurs fans qui venait d’avoir des jumeaux.
En moins d’une semaine, l’orchestre congolais avait acquis une énorme popularité à Bruxelles, phénomène qui retint l’attention de plusieurs grandes enseignes. Le célèbre établissement « Les Grands Magasins de La Bourse », situé en face de la Bourse de Bruxelles sur le boulevard Anspach, fit appel à l’African Jazz pour assurer l’ambiance musicale dans son magasin. Tous les jours, sauf le dimanche, de 14 h à 18 h, les musiciens étaient chargés de divertir la clientèle. Dans une interview accordée au journal Actualités africaines, le Grand Kallé décrit l’un de ces concerts :
« Nous avons joué à La Bourse devant 1300 jeunes étudiants. Il fallait voir comment ils nous applaudissaient. On ne devait jouer que de 17 à 20 h, mais ces gens n’ont pas voulu nous lâcher avant 22 h 30. »
Les concerts de l’African Jazz en Europe ne se limitèrent pas aux campagnes commerciales, aux hôtels et aux petits bars. L’ensemble introduisit aussi la rumba congolaise au célèbre dancing « Au Midi dansant », où se produisaient régulièrement la plupart des grands orchestres européens. La musique de l’African Jazz fut une telle révélation pour les spectateurs que l’établissement invita le groupe à jouer une seconde fois.
Vers la dernière semaine de février, l’African Jazz fut invité à participer au festival de musique « La Nuit de St Vincent ». Les têtes d’affiche de ce concert étaient quelques-unes des plus grandes vedettes de la musique belge, dont la chanteuse Annie Cordy. Le Grand Kallé déclara à un journaliste d’Actualités africaines que tous ces artistes furent agréablement surpris par la musique de l’orchestre congolais.
Le 27 février, l’African Jazz offrit à ses fans européens un nouveau concert exceptionnel au Casino de Chaudfontaine, près de Liège. Ils avaient été engagés par la direction de l’équipe de football « Royal Standard de Liège » en vue d’animer leur fête annuelle, « Le Grand Bal du Standard ». Au départ, le célèbre orchestre de Vicky Down devait être la seule attraction musicale lors de cet événement. Mais, après avoir entendu les rythmes vibrants de l’African Jazz, les organisateurs décidèrent de l’inclure au programme. Le groupe avait fait à ce point sensation en Belgique que l’annonce de sa participation aux festivités de l’équipe de football provoqua une véritable ruée sur les billets du gala, qui furent épuisés en quelques jours.
En première partie de soirée, Vicky Down chauffa la salle avec son répertoire habituel de boléros, tangos et autres genres musicaux internationaux. À minuit, l’African Jazz monta sur scène. Certaines personnes dans le public – composé de footballeurs, d’hommes d’affaires, de célébrités et de sympathisants de l’équipe – se demandaient si les Congolais pourraient jouer au même niveau que l’orchestre de Vicky Down.
Le Docteur Nico, voulant sans doute dissiper ces doutes, brisa la glace en jouant quelques improvisations à la guitare. Ensuite, le Grand Kallé dirigea l’orchestre dans un cha-cha-cha endiablé et se mit à improviser sur la musique. Conscient qu’il devait gagner la faveur des auditeurs, le Grand Kallé commença par citer les victoires de l’équipe de football, ainsi que les noms des joueurs. Le délire s’empara de la foule. Personne ne s’attendait à un tel geste. Soudain, une sorte de fièvre dansante envahit la salle de bal. Les gens manquaient même de place pour exécuter proprement les pas de cha-cha-cha.
Au fur et à mesure que la nuit avançait, la température montait de plus en plus. Vicky Down, qui observait ce qui se passait depuis les coulisses, avoua à un journaliste qu’il n’avait jamais assisté à un concert avec une telle ambiance. Les rythmes entraînants de la rumba congolaise se poursuivirent jusqu’à 5 h du matin, heure à laquelle les organisateurs furent contraints de fermer le casino.
L’African Jazz donna beaucoup d’autres concerts en Belgique : il se produisit au bar « Les Anges noirs » (où officiait aussi Manu Dibango, ndlr), au dancing « Eden » et au château de Beaulieu, probablement à Machelen. L’orchestre initia également le public néerlandais au rythme ensorcelant de la rumba congolaise lors d’une représentation dans la ville d’Hilversum aux Pays-Bas. Mais, rien de tout cela n’égala ce qui se produisit en France. Une association d’étudiants étrangers, « La Fondation d’Outre-Mer », engagea l’orchestre pour jouer pendant deux soirées à Paris. Selon les propos tenus par le Grand Kallé et Vicky Longomba lors d’une interview publiée le 9 mai 1960 dans Actualités africaines, le plaisir et les talents de danseurs des spectateurs rendirent ces concerts particulièrement mémorables pour le groupe.
« African Jazz Mokili Mobimba »
(« African Jazz partout dans le monde »)
Grand Kallé : « Non seulement nous y avons connu le plus grand succès de notre carrière, mais aussi nous y avons rencontré les meilleurs danseurs du monde. Au premier bal, la plupart de l’assistance savait à peine esquisser les pas d’une rumba. Allez les voir maintenant, ils la dansent avec une élégance et une perfection que Maître Taureau en personne en serait jaloux. »
Vicky Longomba : « Le premier bal de la Table ronde à Bruxelles m’a beaucoup impressionné. Mais il est incontestable que les deux bals de Paris resteront toujours gravés dans ma mémoire. »
Très vite et sans l’avoir cherché, l’African Jazz vit se former autour de lui un groupe de fans passionnés qui l’attendait dans tous les lieux où il se produisait. Petit Pierre se souvient que certains d’entre eux allèrent jusqu’à louer des autocars pour suivre l’orchestre dans ses déplacements.
Chaque membre du groupe était en quelque sorte devenu une célébrité. Petit Pierre impressionnait tout le monde par son talent et sa jeunesse ; il avait à peine dix-huit ans. Brazzos dirigeait infailliblement la section rythmique depuis sa contrebasse. Il donnait l’impression de jouer de cet instrument depuis de nombreuses années, mais en réalité il ne l’avait jamais touché auparavant. À leur arrivée à Bruxelles, les membres de l’ensemble se rendirent compte qu’ils avaient deux guitaristes rythmiques, Dechaud et Brazzos, mais pas de contrebassiste. Brazzos, qui avait été témoin de l’incroyable synergie entre les frères Nicolas Kabamba wa Kasanda (Docteur Nico) et Charles Mwamba wa Kabamba (Dechaud) à la guitare, décida de troquer la guitare rythmique contre la contrebasse. Il apprit à jouer de cet instrument en moins de trois jours. Roger Izeidi faisait sensation en secouant ses maracas avec une énergie contagieuse pendant qu’il apprenait au public à faire le cha-cha-cha. Vicky Longomba conquit les auditeurs avec sa voix de ténor veloutée et élégante. Le Grand Kallé enchanta tout le monde par sa voix aiguë, sa passion, son charisme et son sens infaillible du rythme.
Mais le musicien qui vola véritablement la vedette et laissa les spectateurs européens sans voix est le Docteur Nico. Chaque fois que ses doigts faisaient résonner une note sur sa guitare, les auditeurs se demandaient où l’on avait caché le pianiste, avant de se rendre compte avec stupeur que ces mélodies entraînantes sortaient de la guitare du Docteur Nico. Ils n’en croyaient pas leurs oreilles. Nico Kasanda acquit son surnom de « Docteur » lors d’une interview à la radio, lorsque l’animateur lui lança qu’il était si doué pour la guitare qu’il faisait penser à un médecin réalisant une opération délicate.
Le financement de la tournée spectaculaire de l’African Jazz en Europe par l’Agence de publicité africaine est confirmé par une série d’activités promotionnelles dans le programme des artistes. Ainsi, l’orchestre au grand complet visita le célèbre Martini Club à Bruxelles, où il posa pour la presse. Ils se rendirent également à l’usine de pâtes Soubry et déjeunèrent avec les propriétaires de l’entreprise.
Un point important à souligner est l’absence de preuves concernant un concert qui aurait été donné par l’African Jazz au Palais des Congrès de Bruxelles, où se déroulait la Table ronde. Bien que cette conviction soit très répandue parmi les musiciens et amateurs de rumba congolaise, il s’agit manifestement d’une confusion née de l’érosion de nos souvenirs, même les plus chers, avec le passage du temps.
Cette tournée européenne de trois mois parut bien longue aux musiciens – leur patrie leur manquait – mais fut en réalité trop courte pour pouvoir récolter tous les fruits de leur triomphe. L’African Jazz avait reçu des invitations pour se produire en Allemagne, en Italie et en Union soviétique, mais il n’eut pas le temps de se rendre dans ces différents pays.
Pour clore sa tournée européenne, l’African Jazz se produisit lors de deux autres grands galas à l’hôtel Plaza. Le 22 avril 1960, il joua au « Bal de la Table ronde » pour célébrer la fin des négociations politiques. Une semaine plus tard, le 27 avril, l’orchestre donna son dernier concert en Europe, où il fit ses adieux à ses plus fidèles admirateurs. Ce gala fut annoncé comme le « Bal du journal Congo » ou « Bal d’adieu de l’African Jazz ».
Grand Kallé : « Partout, on voulait bien croire que nous venions du Congo, mais non pas que nous étions capables de faire de la musique aussi impressionnante. Nous avons confirmé, dans une certaine mesure, aux autres nations que le Congo était à l’âge de jouir de son indépendance. »
Quelques semaines avant de quitter l’Europe, l’African Jazz réussit à faire un enregistrement studio d’« Indépendance Cha Cha ». Ils engagèrent une société française pour reproduire des centaines de copies de 45 tours et les envoyer à Léopoldville. Le Grand Kallé voulait que ses compatriotes au Congo puissent entendre au plus vite la chanson qui apportait la bonne nouvelle de l’indépendance. Les disques arrivèrent à Léopoldville et furent distribués dans plusieurs magasins de disques et stations de radio. Jean Lema, animateur et superviseur à la Radio Congo belge, reçut l’enregistrement et s’assura que la chanson soit diffusée avant le début de chaque programme.
Lorsque l’African Jazz débarqua au Congo, une foule de fans enthousiastes l’accueillit avec des hourras à l’aéroport de Léopoldville. Si les politiciens ramenèrent dans leurs valises l’indépendance au Congo, l’African Jazz avait transformé celle-ci, comme par magie, en une chanson joyeuse sur laquelle tout le monde pouvait danser et chanter.
Vous pouvez retrouver la version complète et imprimée de ce texte et ses images dans le booklet de l’album Joseph Kabasele and the Creation of Surboum African Jazz 1960-1963 (label Planet Ilunga) parue le 30 juin 2021.